lundi 21 mai 2012

Anne Teresa de Keersmaeker - Cesena (Théâtre de la Ville - 14 Mai 2012)

Il y a des spectacles dont la vision peut totalement varier en fonction de son emplacement dans la salle et celui-ci en fait partie. Milieu du troisième rang, place idéale (j'ai été gâté, cette année, au Théâtre de la Ville ; et si être aux premiers rangs pour les pièces sur-titrées est parfois pénible, c'est largement compensé par des soirées comme celle-ci).
Cette pièce a de nombreux similitudes avec le "En atendant" de l'an dernier, par échos, en prolongations, et par miroirs. Au flûtiste introductif d'alors succède un chanteur nu, qui se lance dans un exercice de respiration, inspiration sifflante, expiration à la limite du cri. La pleine luminosité qui plongeait lentement dans la pénombre d'alors s'inverse en une obscurité presque totale qui peu à peu s'éclaircit : "Cesena" était donné à Avignon au très petit matin. Les musiciens jouant de l'ars subtilior sont remplacés par un choeur mixte mais surtout masculin, l'ensemble Graindelavoix dirigé par Björn Schmelzer, dont les membres se mêlent à ceux de Rosas, tous finalement dansant et chantant, ce qui rend les identifications parfois hasardeuses. L'ars subtilior persiste, et s'intensifie : c'est aussi, et en ce qui me concerne, surtout à une exceptionnel concert, qu'on assiste : je suis saisi par ces polyphonies vocales savantes, expertes même, et que Graindelavoix pourtant assouplit d'une interprétation qu'on pourrait croire par moments improvisée, qui en tous cas sonne naturelle et vivante, pas figée en langue morte.
L'habillage de cette musique par la danse est sous le signe du minimalisme (une des racines de "Rosas" !). Un plateau nu, mais surtout, pendant un long temps, presque invisible, tant la lumière est faible. Mais quelle tension dans cette obscurité ! Elle crée une zone frontière fascinante, vers laquelle les regards se tendent, les oreilles s'affinent. Une femme allongée devant à droite, et des voix qui s'élèvent dans le fond à gauche, désincorporées, et cela crée une étrange stéréophonie. Des bruits de pas lourds dans cette zone aveugle, et c'est une sensation de danger qui se crée.
Tous n'ont pas été sensible à cet aspect, et ce sont des dizaines de spectateurs qui quittent plus ou moins bruyamment la salle. Peut-être de leur hauteur ne voyaient-ils vraiment pas assez pour sentir cette tension qui forçait à scruter les ténèbres. Mais plus tard, quand la danse jaillira plus évidente, et que la lumière se sera faite sur le plateau, l'hémorragie continuera, à peine ralentie. Soit un "trop peu de danse et trop tard", soit c'est la musique qui les pousse à fuir : ces lignes si savamment superposées et enchevêtrées, mais d'avant l'âge des accords parfaits, fait peut-être grincer leurs oreilles anesthésiées par trop de musique tonale.
Il faut attendre trois quarts d'heure pour que la lumière s'impose. En parallèle, la danse, essentiellement rampante et en travail au sol au début du spectacle, s'est aussi levée, avec un mélange de marches (le nouveau territoire gestuel de Keersmaeker ?) et de courses en cercle (ça, c'est de l'ancien territoire revisité !). On finira par des bonds, bien sur !
La chorégraphe utilise dans le livret le mot "jubilation". C'est peut-être un peu trop fort ... Mais le mouvement général est bien celui-ci : avec le lever du soleil vient la fin (même si temporaire) des peurs nocturnes, des forces obscures de la guerre, de la violence, des cadavres, et viennent plus d'harmonie, de travail en commun, de célébration et d'union, que symbolise aussi le mélange entre les deux troupes, pour créer de magnifiques images.
Par exemple, ce magnifique solo d'un danseur qui cherche à s'épuiser en gesticulations et courses bridées, que quelques camarades essaient de calmer et de retenir, qui dégage une force animale et désespérée, avant qu'il ne s'écroule et s'allonge, apaisé peut-être, en fond de scène, bientôt entouré de trois femmes, qui rappellent à la fois une pieta et les trois Parques, tandis ques tous les autres s'alignent en diagonale à l'avant du plateau, pour entamer un chant.

anne teresa de keersmaeker - cesena
Ailleurs: Palpatine, Le Petit Rat, Ali Gateau
Spotify: Je ne mets plus systématiquement ces liens vers des albums Spotify, parce que je pense que personne ne les utilise. Mais ici, j'ai été surpris de découvrir que l'album de ce spectacle y est disponible : Cesena: Songs for popes, princes & mercenaries

3 commentaires:

Klari a dit…

Sisi, je me sers des liens spotify. Rarement, mais je m'en sers.

Très belle chronique, qui me transporte probablement plus que le ballet n'aurait pu. Merci Bladsurb !

Sinon, tu vas à la Cité de la Musique, ce soir ?

bladsurb a dit…

Ah bon, je croyais avoir compris que tu n'aimais pas les liens Spotify ... Bref, et donc, je le note.

Ce soir, je vais voir Re-Orso à l'Opéra Comique (place prise tout dernièrement, du coup pas dans mon billet Planning, exceptionnellement).

Je n'aime pas tellement Philip Glass, en général. J'ai préféré prendre le "Jekyll / Hyde" de demain, par Serge Teyssot-Gay, le guitariste de Noir Désir, qui fait de très bons disques en duo http://open.spotify.com/album/6G4YcAMa3WmuTdGlfOU5lt

Klari a dit…

Je n'ai pas dit que j'aimais, juste que je m'en sers !

(ceci dit, un lien spotify par chroniquette me suffit amplement, j'avoue bien penaude ne pas les écouter tous)