lundi 28 juin 2004

Ahmad Jamal Trio (Cité de la Musique - 27 Juin 2004)

Et voilà, dernier concert "par abonnement" de l'année. Ahmad Jamal, encore un pianiste Jazz listé dans les guides comme un "essentiel", et largement inconnu du public (pareil pour Andrew Hill, par exemple).
Et du coup, quelle baffe ! La musique fuse de sous ses doigts avec une générosité, une classe, une fougue extraordinaire ! Il prend un immense plaisir à jouer des thèmes de Broadway (en tous cas, c'est le programme ; il annonce quand même des morceaux dont il est le compositeur...), et nous fait passionnément partager cette joie.

Pour l'accompagner, le batteur Idris Muhammad, au look improbable composé d'un bérêt blanc, de lunettes de soleil aux montures fuschia, d'une barbe-moustache à la George Michael, et d'un chewing-gum, et le bassiste James Cammack. Leurs solos sont rares, intéressants pour Muhammad (une étude des teintes combinées des cymbales...), moins pour Cammack (très applaudi pourtant, alors que je trouve ses solos approximativement maitrisés, et sans grandes idées ; mais les solos de basse m'impressionent rarement).
Par contre, en duo, quelle efficacité ! Une énorme machine à groover, dense mais jamais opaque, énergique et fasteuse sans lourdeur. On est proche du Soul-Funk de Martin et Wood (ceux de Medeski). C'est un engin tout terrain, prêt à foncer sans jamais verser. Ca tombe bien, le pilote qui s'installe aux commandes à envie de voir du paysage.

S'il n'y avait pas de Monk au programme (oui, "Straight, no chaser", c'est bien l'allure de la paire rythmique), son esprit est là, mais digéré, baigné d'autres influence, et recraché dans un style absolument personnel : Ahmad Jamal.
Grand étalage technique : il sprinte quand il veut aussi vite que Cecil Taylor, s'interrompt abruptement comme Monk, lance des lignes fluides aux évidences à la Bill Evans, mais le tout fondu dans son langage, son vocabulaire, qu'il me faudra plus d'un concert pour comprendre et apprécier...
Un point particulièrement saillant, c'est son utilisation de la dynamique. Il alterne des lignes piano avec des staccato fortissimo, frappant si fort que toutes les cordes en tremblent (pédales, surement), ce qui, avec les cymbales "ride" très longues de Muhammad, crée un halo harmonique fort riche.

Bref, pour un concert que j'ai failli ne pas voir (ayant oublié mon billet chez moi, j'ai dû après quelque hésitation en racheter un sur place...), je lui accorde finalement le titre de concert le plus jouissif de l'année.

Place maintenant aux plus rares festivals d'été, aux concerts glanés ça et là, et retour dans le grand circuit des abonnements en Septembre.

dimanche 27 juin 2004

Ornette Coleman Quartet (Théâtre du Châtelet - 26 Juin 2004)

Ornette Coleman traverse la scène d'une démarche hésitante de big cat vieillissant, élégamment chapeauté et cravaté, et après quelques mots glissés dans des micros que l'écho rend incompéhensibles, embouche son saxophone et attaque, furieusement épaulé par son fils Denardo à la batterie, et par deux bassistes, Greg Cohen qui assure la partie classique de basse Jazz, presque tout le temps en pizzicato solide, et Tony Falanga, à l'archet, qui crée des contre-lignes mélodiques, ou des introductions au lyrisme assumé, avant qu'Ornette n'impose ses miaulements plaintifs, ses lignes écorchées, son univers musical si personnel qu'il n'a pratiquement pas eu besoin de changer en 50 ans.

Malgré quelques numéros plus abruptement rageurs, où Denardo Coleman affiche une puissance de feu de boxeur Free impressionnante, le ton général est plutôt mélancolique, dans un tempo moyen, et c'est bien Ornette Coleman qui assure l'essentiel du travail. Ses solos sont tous gorgés d'idées, d'émotions, d'intensités. Même si, à force, les morceaux tendent à se ressembler un peu les uns les autres, c'est par l'excellence qu'ils partagent. "Beauty is a rare thing" ? Ce soir, pas tant que ça...

Quelques moments choisis : un duo des bassistes jouant tous deux sul ponticello, et Ornette surfant sur ce son presque fantomatique avec des mélodies particulièrement magnifiques ; un passage où Ornette joue du violon, très convaincant et original (il joue aussi deux trois fois de la trompette, comme pour continuer vers plus d'aigu certains de ses solos de saxophone) ; et la fin, en deuxième bis, avec un "Lonely Woman" qui crée des frissons partout.

lundi 21 juin 2004

Bill Holman Big Band (Cité de la Musique - 20 Juin 2004)

Bill Holman, grand ours octogénaire, dirige des Big Bands depuis plus de 50 ans. Autant ajouter quelques difficultés pour redonner du goût à l'exercice : par exemple orchestrer du Thelonious Monk, et travailler avec un orchestre de débutants.
Monk en Big Band, le mariage n'a rien d'évident : les rythmes instables, acrobatiques, les mélodies nerveuses, les couleurs acides, se prètent mal au passage orchestral, qui se nourrit essentiellement de swing débonnaire ponctué d'interventions solistes brillantes. Bill Holman s'en tire avec les honneurs, s'accrochant d'abord aux mélodies, tout en évitant (parfois de justesse) de les transformer en simples rengaines (pour "Straight, No Chaser", par exemple, il se focalise sur la contre-mélodie, rendant le morceau presque inidentifiable). Il ménage aussi quelques mélanges de couleurs intéressants (éclat violemment métallique du début de "Brilliant Corners"), et des zones presque expérimentales, où les lignes mélodiques se multiplient en une densité évoquant rapidement le Free.
Les solis sont nombreux, qui permettent à l'improvisation de reprendre ses droits. Dans ce "Big Band du Conservatoire de Paris", tous les instrumentistes ne sont pas à la hauteur de l'événement. Le pianiste Paul Lay fournit deux solis, dont un excellentissime hommage à Monk. Et rattrappe et relance très joliment un de ses camarades en panne d'idée. Les saxophonistes sont plutôt corrects, avec de bonnes interventions, chacun dans son style, volontaire et incisif, explosif et flamboyant, ou lyrique et émouvant. Les trompettes sont nettement moins convaincantes. Batteur et bassiste font leur boulot, ni plus ni moins.
Au bilan, un concert d'après-midi qui ressemble à une épreuve scolaire, réussie avec mention, mais sans qu'on approche jamais des hautes zones de la musique...

samedi 19 juin 2004

New-York (Cité de la Musique - 18 Juin 2004)

Conlon Nancarrow - Pièce n°2


Même quand il ne joue pas avec ses pianos mécaniques, Nancarrow s'intéresse quasiment exclusivement aux rythmes, qu'il superpose, confronte, ou distord avec maestria. Ici, le petit orchestre est divisé en blocs, qui chacun vit sur son propre tempo, la difficulté étant dans la coordination, qui impose une base rythmique de subdivision commune.
Malheureusement, les autres dimensions passent un peu à l'as : mélodies neutres, et surtout textures sonores sans imagination.
Dans le même genre, Charles Ives est infiniment plus intéressant, à la fois plus émouvant et plus radical. En abandonnant les rouleaux, avec lesquels il inventait la musique pour ordinateur sans ordinateur, Nancarrow s'est volontairement bridé, sans récolter de bénéfices tangibles. Dommage.

Ron Ford - Salomé Fast


Prenons, dans un opéra célèbre ("Salomé" de Richard Strauss), le livret. Réduisons-le à sa quintessence originelle (l'argument biblique). Donnons ce texte à une récitante experte en araméen, Naures Atto, une magnifique impératrice syriaque drapée de rouge. Entourons de musique fluide, nerveuse et mutante.
On obtient une pièce courte, forte, énergique, palpitante. Après un dense développement instrumental, la récitante déclame son texte avec une conviction et une théâtralité exemplaire. Sa voix se fait peu à peu trafiquer électroniquement, tandis que l'orchestre plonge dans un abîme sonore dominé par des percussions aux sonorités incongrues. Excellent.

John Zorn - For Your Eyes Only


Autant j'aime passionnément le travail de Zorn au sein de Masada, autant son coté "improvisation structurée" m'agace.
Cette pièce, écrite tout en regardant la télévision, zappe toute seule d'un climat à un autre, d'une évocation de tango à un clin d'oeil à Stravinsky, d'une fanfare de Jazz à un morceau atonal, sans jamais rester stable plus de 30 secondes. Ca peut être amusant un moment, mais l'absence totale de "discours" musical rend cette musique stérilement superficielle.
Cette inutilité est peut-être assumée, comme une critique du zapping culturel de la vie post-moderme, ou autre justification du même acabit bidon. Alors que l'oeuvre est juste ennuyante. Sans zapette à ma disposition, je me contente d'attendre que ça passe.

Steve Reich - Tehillim


C'est une pièce importante dans l'évolution de l'oeuvre de Reich : première fois qu'il met un texte en musique, utilisé aussi pour générer le rythme (de "Different Trains" à "The Cave", les enfants seront nombreux et fort vivaces). Il sort du minimalisme de "Come Out", même si la pièce reste dans le cadre de la musique répétitive !
Le chef d'orchestre, Peter Rundel, coupe la pièce en deux parties (alors qu'elle comporte 4 mouvements), d'une pause où un public étrangement inhabituel pour la Cité (d'où sortent ces ex Punks ?) essaie d'applaudir !
L'interprétation de l'EIC est bien évidemment impeccable (la simplicité de la partition permet à Desjardins de frôler la crise de rires !), celle des Synergy Vocals aussi. Mais pourquoi ces chanteuses passent-elles par les micros ? C'est un problème récurrent avec Reich, qui gâchent la beauté des voix par cet appareillage. Peut-être est-ce dù à l'utilisation dans son propre groupe, de voix au professionalisme insuffisant ? Ou est-ce un problème plus général avec l'équilibre sonore des pupitres ? Par exemple, les petites cymbales finales sont trop fortes. Sur disque, c'est aisément réparé. En concert par contre ...
Il est en fait tout à fait possible que Reich écrive plus pour le disque que pour la scène (sauf ses oeuvres multimédia ça va de soi)...

dimanche 13 juin 2004

Pina Bausch - Néfes (Théâtre de la Ville - 12 Juin 2004)

De la résidence à Istanbul ne restent que des traces (la nourriture, les bains, l'eau ...) et des allusions (des jeux sur le voile, l'ancienneté de la culture ...). Comme d'habitude alternent les sketches et scènes théâtrales, et les morceaux de danse pure.

Cette fois-ci, les sketches sont peu convaincants : trop anecdotiques, ou trop personnels, il leur manque souvent la charge d'absurde et d'universel. Pourquoi ces ronds sur le sol ? ou ces casiers sur roulettes ? Certains sketches font mouche néanmoins : le couple qui escalade le bord de scène pour déguster des friandies cachées, l'homme qui bondit pour embrasser une belle qui n'est plus là, les deux femmes qui échangent un même verre d'un bord à l'autre du fleuve...
Il y a aussi ces intermèdes théâtraux, qui souvent permettent d'évoquer au mieux la ville visitée, ou de donner le "message" de la pièce. Ils sont ici plus rares : un pique-nique avec apparement une invitée prestigieuse, une terrasse de café où les femmes sont comme de splendides toutous, plusieurs jeux sur le hammam, avec de blocs de bulles de mousse. Et il n'y aucune interaction avec le public (mis à part les sourires et les regards...).
Cette diminution de l'aspect théâtre se ressent aussi dans le décor : le plateau est quasiment nu, avec des rideaux tirés parfois pour passer de courts films d'ambiance, et un creux, peu discernable au début, où sourd peu à peu en une lente marée une eau inquiétante, à la "Dark Water", évocation de fleuve ou de lac.

Reste enfin la danse, pleine de duos et de solos. Les duos sont devenus presque classiques, avec des femmes qui provoquent gentiment, puis se laissent séduire par des princes charmants, qui les portent et les transportent, des couples qui s'enlacent et se délassent, une innocence des rapports homme/femme qui évitent les conflits trop heurtés et brutaux pour trouver des gestes d'entente et de conciliation. Quelques figures légendaires du Tanztheater Wuppertal ont quittées l'aventure, une nouvelle génération s'installe, qui visiblement se prend moins la tête pour ces histoires d'amour, se pose moins de questions, et laisse les relations se dérouler plus sereinement.
Les solos, enfin, sont l'essentiel du spectacle. Ils sont ciselés autour de chaque personnalité, mélangeant les gestuelles de la danse classique, des mouvements de la pantomime, et les apports de chacun chacune (danse indienne par exemple...), le tout mixé avec un art consommé de la sinuosité. Dire qu'ils sont superbes est en-deça de la vérité. Certains d'entre eux sont bouleversants, d'autres époustouflants, voire magiques.
La suite de solos féminins est extraordinaire, mais ce que ma mémoire choisit comme sommet, c'est ce solo masculin qui finit sous la pluie, tout en désespoir extraverti converti en énergie déployée ; et le solo féminin de danse indienne, répété devant témoin, est aussi splendide.

Il semble qu'au fil des années, Pina Bausch cesse de plus en plus de déverser ses angoisses et ses doutes sur le public ; au contraire, elle ne cesse d'offrir plus de beauté, dans des bijoux de danse imprégnés d'amour et de compassion. Le parcours de la Dame met d'autant plus de prix à ce cadeau : la danse comme meilleur moyen de prouver la beauté de la vie.

vendredi 4 juin 2004

Gielen - Kremer (Cité de la Musique - 3 Juin 2004)

Charles Ives - Central Park in the Dark + The Unanswered Question


Ces deux pièces jumelles sont jouées en suivant. Dans les deux cas, un tapis de cordes, stable, et un petit orchestre, dirigé indépendament, pour des épisodes variés.
Dans Central Park, les cordes jouent la nuit, l'orchestre joue toute une série d'événements bruyants qui viennent perturber la douce quiétude estivale du parc. Agréable, mais un peu superficiel.
La question sans réponse est d'un autre acabit. Les cordes jouent l'univers, la pure musique des sphères (superbe son du SWR Sinfonieorchester !), la trompette joue l'humanité qui pose encore et encore la même question de 5 notes ("qu"est-ce que la vie ?" j'imagine ce soir-là), et les vents sont les dieux, qui répondent de plus en plus énervés, des réponses de plus en plus complexes et incompréhensibles. Un vrai dialogue de sourds, surtout que la vraie réponse est dans l'harmonie éternelle des cordes. Une tragédie philosophique. L'interprétation est parfaite. Aidées par les réminiscences du film "La ligne rouge", les larmes me viennent aux yeux (alors même que dans le film, l'utilisation de cette musique m'avait énervé).

Dmitri Chostakovitch - Concerto n°1 pour violon


Des épisodes au lyrisme douloureux, rêveries remplies de désespoir accepté, comme un deuil depuis longtemps porté, et des danses villageoises, sauvages et ironiques, on est bien chez Chosta, cette oeuvre pourrait servir de résumé pour le caractère de sa musique.
Le violon est omniprésent. La dernière fois que j'ai vu Gidon Kremer, c'était dans le "Concerto Grosso n°5" de Schnittke. Depuis, il a plutôt salement vieilli, mais il danse toujours sur scène, et emporte le morceau par un allant, une rage joyeuse, une démonstration de virtuosité qui flirte avec les libertés (fausses notes dans les aigus ? est-ce si important, lorsque cela donne un coté "recherche de la blue note", renouant les cadences extraordinaires du concerto avec des improvisations Jazz).
En bis, et en solo, Gidon Kremer joue une "aurore" toute impressioniste (dont j'ai oublié l'auteur).

Béla Bartok - Musique pour cordes, percussion et célesta


On n'est pas au niveau de Fritz Reiner... Mon voisin le remarque fort justement : "Le début doit être pianissimo, ici il était seulement piano. C'est une interprétation trop rationnaliste." Tout à fait, Monsieur. Le premier mouvement doit être presque effrayant de tension, ici le climax est presque calme, trop soigneux dans les détails, pas assez halluciné. Je préfère les fausses notes de Kremer à cette perfection trop lisse.
Les autres mouvements sont mieux, avec un piano impeccable en percussions ou en glissandis, et quelques surprises scéniques : au cours du dernier mouvement, la joueuse de célesta doit se glisser périodiquement à coté du pianiste, pour y jouer à quatre mains. Dans l'espace encombré de la scène, elle s'acquitte de ce parcours avec une grace chaloupée très féline. Pour notre plaisir, elle se doit de recommencer lors du "bis" du Finale, joué d'ailleurs de manière plus détendue et du coup plus enlevé, donc plus réussi !

mercredi 2 juin 2004

Musicatreize (Cité de la Musique - 1 Juin 2004)

Maurice Ohana - Nuit de Pouchkine


Courte pièce de 8 minutes, pour choeur et haute-contre, accompagnés d'un violoncelle. Les circonstances de composition (écrite en deux jours pour un remplacement !) ont peut-être aidé à lui donner une fraicheur et une spontanéité très agréable. Parfaite pièce apéritive.

François-Bernard Mâche - Heol Dall


Ca commence par les deux pianistes se livrant à un concours de machines à écrire, et se termine par le choeur caquetant des onomatopées. Dans le catalogue d'effets déployés entretemps se glissent quelques épisodes plus heureux, comme des glissandis vocaux presque Xenakiens, ou des phrases enlevées jetées au pianos. C'est peu. Du coup, c'est long.

Iannis Xenakis - Nuits


Inécoutable sur CD, l'oeuvre doit se vivre en live. Les aigus funèbres déchirent, les basses monastiques tremblent. La barbarie déferle dans un raffinement d'écriture aux inventions fertiles. Xenakis ne cherche pas à séduire, mais à creuser. Et il pose ici une marque indélébile.

Luigi Dallapiccola - Canti di prigionia


Vraiment étrange et triste que Dallapiccola ne soit pas plus connu (mais je n'ai moi-même aucun CD ! C'est à réparer...) ! Car cette musique est à la fois belle, évidente et profonde. Les lignes vocales, de nature dodécaphonique, sont enchassées dans un écrin de pianos de harpes et de percussions légères, qui dans leur invocation répétée du Dies Irae, font comme des colliers de larmes étincelantes (l'image est curieuse, mais j'assume). Emotion drapée d'élégance. Magnifiquement triste.