Jeanne Balibar Boris Charmatz - La Danseuse malade (Théâtre de la Ville - 15 Novembre 2008)
Ca commence comme par un coup de feu en direction du public : Boris Charmatz allume une fusée d'artifice fixée sur son casque, avant d'abandonner ses protections. Puis il revient sur scène en poussant de son postérieur une fourgonnette électrique, aidé de Jeanne Balibar. Les muscles sous la peau éclairée par les phares deviennent étranges serpents, prêts de muer. Puis ils se mettent à arracher une sorte de pellicule collée au sol, pour se glisser sous cette peau, s'engluer dans ce placenta étouffant. Puis déchirer cette étrange matière, comme on s'arrache la peau autour des ongles. Puis elle se met à hurler, il la prend sur ses épaules, on ne comprend rien à ce qu'elle raconte, il s'en va, elle grimpe dans la camionnette.
La part centrale du spectacle commence. Jeanne Balibar, voix éteinte pour simuler un gros rhume, récite un texte de Tatsumi Hijikata, coincée derrière le volant, dans la guérite illuminée de ce véhicule qu'elle fait tourner d'un coté ou de l'autre. Ce texte, écrit (réellement ou facticement ?) pour une conférence, où le créateur de la danse Butô explique l'origine de son art, est l'objet principal de la soirée. Je note rapidement dès mon retour quelques images qui m'en restent :
- la maladie comme ferment de solidarité, et du coup la déraison de la recherche effrénée de bonne santé
- le bonhomme de vent dans son enfance, consumé par le vent et la neige
- la légende du moine qui rêve sa crémation, et la constat que les âmes des morts ne peuvent pas se faire entendre des vivants
- les gâteaux de riz dont le croustillant le révulse, qu'il ramollit à la vapeur pour les consommer mou
- les corps de danseurs qui doivent être informes comme de la gadoue, loin des corps spécialement entrainés
- le garçon qui joue que son bras ne fait pas partie de son corps
- la femme qui à force de manger du charbon de bois est devenue à moitié fumée
- le corps qui décide en se désarticulant de ne pas aller à l'école
- la main qui tentant d'attraper un objet se fait happer par le souvenir d'une autre main et en tremble, ces gestes morts enfouis dans le corps qui en consomme la meilleure part, la plus obscure
- "les gestes morts dans mon corps demandent à mourir encore une fois ; les morts dans mon corps se sentent bien car ils savent qu'ils pourront mourir aussi souvent qu'ils le veulent"
- le désir d'être impotent, d'être né impotent - seulement quand apparait ce désir, peut naitre la danse
- le désir d'être un chien estropié caillassé par des enfants, car c'est alors toujours le chien qui gagne
- "si vous avez bien écouté tout ça, peut-être pourrez-vous mieux comprendre le bûto"
Boris Charmatz a reçu ces mots du danseur chorégraphe comme une révélation ; et de fait, la force en est peu commune, qui explicite les racines du Butô, à la fois personnelles (son enfance, ce qui a forgé son caractère), collectives (sa famille, la météo de sa région d'origine), et universelles (le rapport au corps, aux défunts, à l'héritage mémoriel). Le tout dans une langue poétique et concrète, de cette évidence qui vient de la nécessité (il ne s'exprime pas de manière étrange pour faire joli, mais parce que c'est la seule manière qu'il a - et ça, ça se sent).
Mais comment mettre en scène un tel texte, dans un spectacle qui se veut "de danse" ? Ce fourgon qui tourne et tourne finit par lasser à tourner en rond ; la métaphore est sans doute genre "camion = corps", véhicule de transport, dans lequel peuvent s'entasser d'autres corps ou d'autres mots ; mais ça ne suffit pas. Il varie du coup un peu les effets, avec Balibar rampant sous le camion, ou une fausse intervention du public. Mais ça reste un peu boiteux, trop radical ou pas assez (pourquoi pas simplement Balibar sur une chaise lisant le texte et rien d'autre ?).
A la fin, Charmatz reprend un peu de danse, se fait attaquer par un chien, Balibar en survêt esquisse quelques mouvements puis mime l'introduction feu d'artifice. Et puis voilà.
De Charmatz, je n'avais rien vu depuis "Herses" en 1997, donné à l'IRCAM, sur musique de Lachenmann, où les corps nus des trois protagonistes brouillaient le regard. Je vois qu'il continue à placer le public dans des situations peu habituelles et peu confortables, ici à cheval entre danse et théâtre, à essayer de placer un texte comme principal acteur d'une performance, à se poser et poser des questions sur la nature, l'essence, de ce qu'est la danse, en en éprouvant les limites.
Bien sur, ça plait pas à tout le monde, mais c'est pas fait pour non plus.
Ailleurs : TuDéblogues, Arte (vidéo), Palpatine, Un soir ou un autre, Images de danse, Octuple sentier, Trois coups, Le Tadorne, etc.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire