Kabuki (Chaillot - 19 Octobre 2004)
Le spectacle commence dans les hideux escaliers et corridors de ce monstrueux palais de Chaillot : s'y assemblent nombre de splendides geishas, en kimono ou robe de soirée, et une jungle de cultureux divers, dont malheureusement l'une des pires sous-espèces colonise la rangée au-dessus de ma place. Heureux d'être contents d'eux-mêmes, ils se félicitent de tous connaître "Dominique", de s'être vus à l'anniversaire de "Nelly" (qui a un reportage photo dans le dernier Obs, n'est-ce pas) et se mettent à glousser à la vue des onnagata, les confondant sans doute avec des drag-queens.
Mais c'est l'inconvénient d'être à un emplacement parfait : à quelques mètres de la scène, et devant le chemin de sortie des acteurs, une allée de tissu qu'un personnel bilingue tente de protéger du public inattentif et pressé de couper au plus court pour rejoindre sa place.
La soirée s'annonce longue : théâtre, puis cérémonie rituelle, puis danse. Avec des entractes d'une demi-heure.
Théâtre d'abord. "Double suicide au mont Toribé" est une histoire d'amour tragique entre un samourai et une courtisane ; parce que, ivre, il a accepté un duel où il a tué le frère de son meilleur ami, et parce que, encore vierge, elle ne peut accepter d'aller avec un autre sans se déshonorer, ils décident de se suicider de concert.
Le splendide décor est une radicale solution au problème de cette scène immense, piège souvent fatal : presque totalement frontal, très plat, il l'escamote ! Le raffinement somptueux des costumes, le hiératisme solennel des attitudes et des positions visiblement précisément codifiées, impressionne. Sur le fond sonore formé par les musiciens (shamisen - luth à trois cordes, tambours et percussions aigües) et les récitants (qui commentent l'action et les sentiments), les voix des acteurs (rôles males et femelles) frôlent le parlé-chanté, dans des inflexions absolument non naturelles, des ruptures de rythme qui, là aussi dans un langage parfaitement codifié, traduisent les émotions, les transmettent avec une acuité remarquable, même si on ne connaît absolument pas les codes.
Les pleurs de la coutisane, l'emportement sanguinaire du frère, l'ivresse du samourai, la bonhomie touchante du père, dans tout cela l'exotisme l'emporte sans doute un peu sur les intentions originales de la pièce, mais une part importante de beauté nous est heureusement néanmoins accessible, et suffisante pour notre plaisir ébahi.
Après un premier entracte, une petite cérémonie de prise de nom. Shinnosuke Ichikawa VII devient Ebizô Ichikawa XI, salué par son père et ses pairs, qui récitent de petits discours de félicitation, avec de vrais morceaux en français dedans. Le nouvel élu (qui deviendra peut-être un jour Danjûrô XII, si le monde du Kabuki l'en juge digne), nous gratifie d'un "regard intense", une contraction du visage qui fait flamboyer terriblement les yeux, pratique censée chasser les rhumes, explique-t-il avec une humilité déconcertante.
Après un nouvel entracte, le spectacle de danse, "Le Lion au miroir". Dans un décor encore plus beau de peintures de pivoines, toute une troupe musicale se déploie, avec les shamisen, les diverses percussions, une flute de bambou, et des chanteurs, qui parfois poussent aussi diverses formes de cris et de feulements.
Ebizô Ichikawa, en femme, vient danser avec des éventails, puis est remplacé par un couple de papillons, puis revient en lion, pour un final féroce et virevoltant.
Je comprends pourquoi cette forme de danse est souvent caricaturée dans les films d'arts martiaux : la beauté des mouvements n'empèche pas une forme de préciosité un peu ridicule, une esthétique trop alambiquée pour toucher les spectateurs novices.
L'émotion déployée dans la pièce de théâtre demeure ici trop cachée. Reste la suprème élégance des costumes, les admirables performances physiques, la rigueur technique des gestes, mais on sent un niveau de compréhension de l'oeuvre qu'on ne sait pas atteindre, faute de connaissance et d'accoutumance.
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