Peter Eötvös - Angels in America (Théâtre du Châtelet - 28 Novembre 2004)
S'il y a deux sortes d'opéra, ceux qui s'écoutent ("60ème parallèle" de Manoury) et ceux qui se regardent ("Le grand Macabre" de Ligeti), celui-ci est plutôt dans la seconde catégorie. La puissance de la pièce de théâtre de Tony Kushner irrigue cette adaptation, qui tente d'en universaliser le propos en gommant les aspects les plus politiques (le thème "Dieu a envoyé le SIDA sur terre pour punir les pédés" a connu bien plus de succès aux Etats-Unis qu'en France) et peut-être anecdotiques, pour garder le mélange étonnant de thèmes forts : le SIDA, les homosexuels, les juifs, les anges, Dieu.
En mélangeant le glauque (l'hallucination au valium de Harper), l'ironie (l'érection de Prior devant l'ange), ou l'extravagant (Monsieur Bobart), au mystique ("prépare la voie"), au philosophique (prédestination, libre arbitre, responsabilité), sans oublier de l'émotionnel brut (la mort de Roy Cohn, accompagné de la comptine de Ethel Rosenberg venu le voir mourir dans des souffrances pires que les siennes, et finalement prise de pitié), Kushner et Mari Mezei (auteur du livret) arrivent à maintenir le spectateur en haleine pendant les quasiment deux heures, sans baisse de régime, renvoyé comme dans un flipper d'émotion en rire et d'interrogation métaphysique en surprise.
La musique est à l'avenant, la plupart du temps discrète, changeante incessament, jouée par 16 solistes seulement, mais aidée d'electronique. Certains personnages sont choisis par un instrument (la flute pour Harper, la guitare pour Louis), d'autres par un type d'instrumentation (c'est l'ange de Barbara Hebdricks qui a droit à la musique la plus étoffée, la plus classiquement lyrique). Mais si certains moments restent mémorable (très beau final, avec du saxophone et de la clarinette basse), la musique est la plupart du temps en arrière-plan, traversée d'influences multiples (des sons urbains ici, une batterie rock là, des cordes étales ailleurs...) mais sans caractère marquant.
Excepté l'ange Hendricks, les protagonistes passent à tout moment du parlé au chanté, aidés par des micros pour une fois très bien utilisés. Cette part importante de parole non chantée permet de rendre le texte plus accessible, et permet aussi de jolies scènes où l'homme oppose un parlé trivial au chant trop parfait de l'ange.
La lisibilité est aussi un aspect clé de la mise en scène (Philippe Calvario), aidé des décors astuciex de Richard Peduzzi, qui propose des boites sur roulettes contenant des morceaux de chambres ou de bureaux, et qui poussées tirées par des machinistes forment des rues cloisonnées, belle illustration de solitude urbaine. Les envolées de lit ou de plateaux sont moins réussis.
Face à un impressionnant casting féminin (Barbara Hendricks, Julia Migenes, et la moins connue Roberta Alexander), Daniel Belcher joue un extraordinaire Prior Walter, qui résiste à la douleur de la maladie et de l'abandon par un humour cinglant et un refus du divin.
La fin est un peu trop consensuelle, et le constat "the world only spins forward" aurait pu être mis en accusation, mais le "More Life" qui illumine le mur du fond a belle allure.
Bilan: une pièce forte, une interprétation excellente, une superbe mise en scène, une musique un peu trop discrète, pour un spectacle de très bonne qualité, et fort bien accueilli.
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