Dans la solitude des champs de coton (Théâtre des Abbesses - 1 Février 2005)
Je ne possède que deux textes de théâtre, acquis l'un comme l'autre non suite à une représentation sur scène, mais à une diffusion télévisée : "Pour un oui ou pour un non", de Nathalie Sarraute, ébloui par la version Trintignant / Dussolier, et "Dans la solitude des champs de coton", de Bernard-Marie Koltès, fasciné par la version Chéreau / Greggory.
Que j'aime ce texte ! Ses rhythmes, ses phrases interminables, qui tissent, répètent, scandent, comme des vagues successives, ses thèmes, son ambigüité, son clair-obscur permanent, c'est sans doute le texte le plus ouvertement poétique de Koltès (du moins, parmi les pièces que je connais de lui).
Pour incarner ce dealer et ce client, qui pendant 90 minutes se tournent autour, s'attirent, se repoussent, se menacent, se promessent ou se blessent, il faut des comédiens à la hauteur. Le casting de ce soir est parfait. Le dealer, que Koltès voyait comme un homme noir, est Natalie Royer, petite femme aux cheveux courts, à l'allure androgyne, à la gestuelle inquiétante, créature de la nuit, aux racines sorcières. Le client est Laurent Vercelletto, grand roux en costume, tout en tension intérieure.
Pour dire ce texte, il faut des voix. Natalie Royer susurre de sa voix cassée, Laurent Vercelletto déclame de sa voix gutturale, et jamais l'attention ne se relache, tous deux relancent sans cesse les interrogations, fouillent le mystère du texte et de ces personnalités, vont à la mine et en reviennent chargés de trésors puisés entre les mots.
Il faut aussi oser mettre ce texte en scène, qui ne l'a été que trois fois, et trois fois par Patrice Chéreau. Jean-Christophe Saïs relève le défi, et brillament. La scène nue est un ring de boxe métaphysique, une réplique dépouillée de la chambre du "Huis clos" de Sartre, une antichambre de l'enfer. Ou une de ces chambres même, où tel Sysiphe ou les Danaïdes, les occupants sont condamnés à se confronter encore et encore à la même impuissance, à répéter encore et encore la même désespérée et vaine tentative d'obtenir un résultat que la malédiction divine empèche d'atteindre.
Plongés dans une grisaille impeccablement travaillée, le dealer ne peut avouer ce qu'il a à vendre, et le client ne peut avouer ce qu'il est venu acheter. Alors, ils parlent de sentiments pour masquer les transactions financières, parlent d'argent pour masquer le trafic de sentiments, brandissent de vagues menaces, se livrent à d'incompréhensibles aveux, parlent par images et parfois par énigmes, et finissent en sang l'un et l'autre, blessés on ne sait par qui, on ne sait pourquoi.
Les derniers mots, aveu d'un nouvel échec, la malédiction n'a pas été brisée, le désir n'a pas été nommé, chuchotés dans le noir complet, sont suivis par une plage de silence d'une tension incroyable, que le public n'ose qu'avec peine déchirer par ses applaudissements.
Mise à jour : Oups, cette pièce a été montée par d'autres metteurs en scène que Chéreau et maintenant Saïs, et plus que trois fois... La phrase que j'ai mal lue signifiait en fait que c'est la quatrième mise en scène de Saïs...
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