Getting Attention - Martin Crimp (Théâtre des Abbesses - 17 Janvier 2005)
De Martin Crimp, j'avais vu l'an dernier Cruel and Tender. Cette pièce-ci est plus ancienne (1991). Sujet lourd s'il en est : une enfant martyrisée par l'amant de sa mère à l'inaction complice, sous les regards aveugles des voisins.
Le décor situe le milieu, modeste, l'époque, contemporaine, mais par divers dispositifs, oblige constamment à recréer mentalement la configuration des lieux : étage et rez-de-chaussée sont quasiment au même niveau, de nombreux dialogues ont lieu où tous les personnages regardent les spectateurs alors qu'ils sont supposés se faire face. Tout cela fonctionne très bien, la mise en scène de Christophe Rauck et la scénographie de Aurélie Thomas permettant de rester à la lisière fertile entre abstraction désimplicante et réalisme anecdotisant. Le drame est ici à la fois précisément particulier, et universel.
Peu de personnages. La mère, qui aime bien sa fille, tente parfois de la protéger ou de prévenir, mais est d'abord et avant tout soumise à la fascination du mâle ; le voisin, abandonné par sa femme, qui lorgne à n'en plus pouvoir les jambes nues de cette sexy jeune mère ; la voisine, veuve et commère, aux tenues strictes, mais qui avoue volontiers qu'un peu de violence l'émoustille ; l'assistance sociale, qui finira sans doute par voir, quand même, malgré les limites de son métier. Et enfin l'amant de la mère, brute épaisse, jouée avec une physicalité impressionnante par Philippe Bérodot. L'Ogre, dans sa puissance sans scrupule, brisant l'enfant de quatre ans parce qu'elle est une gène, à sa jouissance tranquille, et à son illusion de toute-puissance.
Cette petite fille reste invisible, cloitrée dans sa chambre, ou mangeant de la terre hors champ, et ne se manifeste que par une lampe qu'elle allume pour demander de l'attention, puis qui restera allumée sans discontinuer, ou par des bruits de grattements, que le voisin pense être d'un oiseau dans sa cheminée.
Elle rejoint du coup d'autres fantômes, et accentue la présence du conte, du fantastique, de l'irréel, qui parsème la pièce. L'ogre, donc, mais aussi des masques, masques de singe sur des passants, masques de vieillards sur les parents lors de la fête d'anniversaire, et ce tague effrayant d'un chien-loup à oreilles de Mickey et signé Walt (le livret explique que Walt Disney a été un enfant martyrisé par son père).
Certains spectateurs, apparemment invités, et peut-être habitués à ne voir que du boulevard, semblent trouver le début de la pièce très drôle ; lorsque le couple, occupé à de prometteurs préliminaires, est plusieurs fois interrompu par la lampe qui s'allume, pour un verre d'eau, pour une peluche, pour un bisou, et alors que la rage qui enfle chez l'homme annonce le drame (qui restera occulté comme tous les autres faits), ils trouvent à rire ! Heureusement, la dernière scène, où l'assistance sociale visite leur appartement, rencontre l'amant qui s'oblige à sourire et être aimable (Philippe Hébertot est vraiment formidable), et est invité, pour voir la fille, à grimper sur une chaise pour apercevoir à travers la vitre au-dessus de la porte le corps perdu sous les couvertures supposé dormir, lumière allumée, en "faisant la tortue", dit la mère douée pour se fabriquer des mensonges, heureusement, là, le silence est glacé dans l'audience.
C'est une scène en flash-back, puisque entre-temps, les voisins sont interrogés et tentent de justifier pourquoi ils n'ont rien vu, rien compris, rien voulu dire. "Maintenant qu'on sait ce qu'on sait, qu'on a lu les journaux...", bien sur ...
C'est une pièce qui creuse, qui fait mal. Le pittoresque des voisins, certains dialogues effectivement remplis d'humour, l'inventivité de la mise en scène, permettent d'absorber sans trop de difficultés les scènes où l'odieux n'est que suggéré (un plat puant dans le frigo, un bain trop chaud ...). Mais quand ça décante, ce qui reste est un goût de cendres et un grand froid.
Mise à jour : D'une fille martyr à une autre (et de la même époque...). De Shannon à Laura Palmer, toutes deux victimes d'un homme appelé Bob. Dans le Pot-Pourri, je mets deux chansons de Twin Peaks.
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