Martin Crimp - Cruel and Tender (Bouffes du Nord - 25 Septembre 2004)
Cette pièce de théâtre s'inspire des Trachiniennes de Sophocle, qui raconte comment Déjanire donne à son mari Hercule une chemise trempée dans le sang du centaure Nessos, chemise censée garantir l'amour de ce mari, amour qu'elle craint menacé par l'arrivée d'une jeune esclave. Mais Nessos, qu'Hercule avait tué parce qu'il avait tenté de violer Déjanire, avait menti, et la chemise empoisonnée causera la mort dans d'atroces souffrances de Hercule. Déjanire du coup se scuicide.
Martin Crimp, assisté par Luc Bondy qui assure aussi la mise en scène, a fortement réactualisé cette légende, la plaçant dans le contexte d'une interminable guerre contre le terrorisme. Déjanire devient Amélia, femme d'un militaire fameux, devenu Général, mais accusé d'être devenu incontrolable, peut-être coupable de crimes de guerre. Il envoie chez sa femme une très belle africaine, Laela, et son petit frère, des rescapés d'un village terroriste, rasé par le Général. Mais la vérité est que, très amoureux de cette jeune femme, il a rasé le village pour la récupérer. Amélia envahie par la haine envoie à son mari un cadeau littéralement empoisonné, puis réalisant son geste, se scuicide. Le Général revient, vivant mais très infirme, et rejeté par Laela, veut jeter son fils dans ses bras, perd la tête et s'accroche à sa folie. La fin est complètement non-conclusive.
Tout se passe dans une chambre d'hotel, exercice de "réalisme minimaliste" brillament réussi (décors de Richard Peduzzi). Sur les murs sont projetés les surtitres (le spectacle est en anglais), excellement lisibles. Dans cet espace réduit, les acteurs n'ont pas d'échappatoire. Amelia, jouée par Kerry Fox, ne quitte la scène que par la mort. Role très exigeant, dont elle se tire très bien, même si l'hystérie finale est un peu too much. Elle est alors remplacée par le Général, incarné par Joe Dixon, qui rend formidablement palpable cette folie dangeureuse et lucide, mélange de haine de soi, de paranoïa, et de folie des grandeurs ("J'ai tué le lion de Némée, je suis descendu aux Enfers..." / "Oh non, pas encore ça !"). Les autres personnages (une masseuse asiatique, une esthéticienne pimbèche, un journaliste contestataire, un politicard amant ...) forment une sorte de choeur, qui plaignent, méprisent, prennent en pitié ou en horreur le couple.
La tension s'installe peu à peu, remplaçant l'humour vachard du début par un sentiment qui touche à l'horreur. Crimp se coltine un sujet fort (quoique pas vraiment original : que faire des guerriers qui par nécessité du champ de bataille sont devenus fous ? "Apocalypse Now" se pose déjà la question), de grands thèmes (la jalousie, la folie, ...), de vrais personnages, des situations réussies. Tout n'est pas parfaitement maitrisé, et les surtitres détachent un peu trop (la distanciation est néfaste pour les spectacles shakespariens), mais c'est globalement un grand moment de théâtre.
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