vendredi 22 septembre 2006

Le Livre du Graal : Songeries et Réveils

Monseigneur Gauvain chevaucha tout seul et erra longtemps sur la terre de Logres. Un jour, il chevauchait pensif, songeant tristement qu'il n'avait aucune nouvelle de Merlin. Il pénétra dans une forêt et, quand il eut parcouru deux lieues gauloises, il rencontra une demoiselle montée sur le plus beau palefroi du monde, noir, harnaché d'une soie d'ivoire aux étriers dorés, et dont la housse écarlate battait le sol. [...] Ainsi couverte, elle passa devant monseigneur Gauvain qui, perdu dans sa rêverie, oublia de la saluer. Quand la demoiselle le vit, elle fit tourner son palefroi et dit : "Gauvain, une fausse réputation se répand à ton sujet dans le royaume de Logres. [...] En effet, tu es le plus vulgaire chevalier du monde que j'aie jamais rencontré de ma vie. Tu me croises seule dans cette forêt, loin de tous et, du fait de la félonie qui a pris racine en toi, tu n'as même pas la douceur et l'humilité de daigner me saluer et me parler ! [...] Par la grâce divine, tu me le payeras cher et cela te vaudra honte et malédiction. Une autre fois, tu te souviendras de saluer les dames quand tu les rencontreras."
Les Premiers Faits du roi Arthur, §824


Ils chevauchèrent ensemble dans la forêt jusqu'à l'heure de none ; il faisait très chaud, et le jeune homme ôta son heaume et le donna à son écuyer, puis il s'absorba dans ses pensées. le chevalier qui ouvrait la marche quitta le grand chemin et entra dans un étroit sentier. Lorsqu'ils l'eurent suivi quelques temps, un petit rameau vint griffer le visage du jeune homme au passage ; il sortit de sa rêverie en se sentant blessé, puis, regardant autour de lui, il vit qu'il s'était écarté du gand chemin.
"Qu'est-ce donc ? demanda-t-il au chevalier. La route n'était-elle pas meilleure et plus confortable par le grand chemin que par ce petit sentier ? [...] Vous m'avez causé plus de tort que vous ne croyez avec ce détour, et un tort que vous ne sauriez réparer."
La Marche de Gaule, §281-282


Il arriva un jour qu'il avait chevauché toute la matinée jusqu'à midi ; il avait grande envie de boire et se dirigea vers une rivière. Quand il y fut, il mit pied à terre et but, puis il s'assit sur la rive et s'absorba dans ses pensées.
Sur ces entrefaites, un chevalier tout armé arriva sur l'autre rive et se lança à toute allure à travers le gué, de sorte qu'il éclaboussa le chevalier qui songeait, et le mouilla complètement. Sa victime sortit de ses pensées et lui dit : "Seigneur chevalier, voilà que vous m'avez tout mouillé ! Et vous m'avez fait tort autrement encore, car vous m'avez arraché à mes pensées. - je me moque pas mal, répondit l'autre, de vous et de vos pensées." Le chevalier nouveau se remit en selle, et il voulait s'en aller sans se mesurer au chevalier du gué, pour savoir s'il pourrait retrouver le fil se ses pensées aussi plaisamment qu'auparavant [...].
La Marche de Gaule, §301-302


Les occurences se multiplient (mais chacune jouant un air subtilement différent) ; un thème qui se met lentement en place.

Le chevalier du roman courtois passe son temps à oublier son nom, ce qu'il fait, ce qu'on lui dit, ne sait où il va ni à qui il parle, ne cesse de tracer une ligne de déterritorialisation absolue, mais aussi d'y perdre son chemin, de s'arrêter et de tomber dans des trous noirs. "Il attend chevalerie et aventure." Ouvrez Chrétien de Troyes à n'importe quelle page, vous trouverez un chevalier catatonique assis sur son cheval, appuyé sur sa lance, qui attend, qui voit dans le paysage le visage de sa belle, et qu'il faut frapper pour qu'il réponde.
Gilles Deleuze - Félix Guattari
"Mille Plateaux : Année Zéro - Visagéité"

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